Table-ronde “Information : cinquante nuances de défiance” : comprendre le rapport à l’information pour mieux agir face à la désinformation

A l’occasion de la parution de notre étude “Information : cinquante nuances de défiance”, Nina Fasciaux, journaliste et coordinatrice internationale du Solution Journalism Network et Laurent Cordonier, docteur en sciences sociales et directeur de la recherche la Fondation Descartes, ont échangé avec Laurence de Nervaux, directrice de Destin Commun. Une praticienne et un chercheur ont ainsi croisé leurs expériences et analyses sur les causes et les réponses à apporter face à l’amplification de la défiance à l’égard de l’information. Violette Spillebout, députée Renaissance de la 9ème circonscription du Nord, qui vient de mener une mission flash sur l'éducation critique aux médias en vue des États généraux sur le droit à l’information, a également partagé ses réactions à l'issue de la table-ronde. 

Le constat : un rapport pathologique à l’information

L'étude publiée fin février 2023 par Destin Commun, "Information : cinquante nuances de défiance", révèle un rapport à l'information profondément dégradé, voire pathologique chez une grande partie des Français. 

  • Seuls 9% des Français disent n’avoir aucune difficulté à faire confiance aux informations qu’ils lisent ou qu’ils voient, 
  • Pour 7 Français sur 10, l’exposition à la désinformation est une réelle préoccupation.  

Au-delà d’une dichotomie simpliste qui renverrait dos à dos le camp des rationalistes et celui des complotistes, cette étude propose une analyse par le prisme des six familles de valeurs identifiées par Destin Commun dans la société française. Elle permet d’identifier un continuum de défiance, de l’esprit critique à l’obsession de la manipulation. 

“L’analyse par famille de valeurs permet de retrouver un certain nombre de résultats développés par l’analyse scientifique, notamment sur le complotisme. Par exemple, le sentiment d’impuissance comme facteur central d’adhésion à des théories du complot a été montré par la recherche en psychologie cognitive et sociale”, souligne Laurent Cordonier. 

Noyade, dépression, égarement : les risques liés à la consommation de l’information

L’étude identifie trois risques principaux liés à la consommation de l'information. Le premier est le risque de noyade : la surabondance de l'offre engendre un comportement de consommation compulsive, au détriment de l'assimilation et du sens. Cette saturation induit des situations d’overdose, et des réactions de rupture. 

Le second risque est celui de la dépression : plus d’un quart (28%) des personnes interrogées déclarent moins regarder les informations car elles sont trop négatives et anxiogènes. La tentation est alors de créer soi-même sa propre actualité, dans une forme de customisation du réel qui peut être un premier symptôme de sécession du collectif 

Le troisième risque est celui de l'égarement, face à une information perçue comme peu fiable et déformée, voire manipulée. Dans ce contexte de défiance, l’orientation complotiste n’est plus marginale, mais devient mainstream

La noyade est cette incapacité à gérer le flux constant d’informations, par les médias, mais aussi les réseaux sociaux, qui noient effectivement les citoyens. Et une forme d’anxiété et de dépression liée à cette consommation. C’est ce constat qui a motivé le développement du journalisme de solutions. Le sentiment d’égarement est aussi dû à l’intensité du nombre d’informations que l’on reçoit. Les trois sont connectés. Mais c’est aussi lié au sentiment d’être moins bien accompagné face à la complexité de l’information, ou bien que cette complexité est parfois omise. Les informations peuvent être simplifiées au point de provoquer cet égarement et de générer de la méfiance”, analyse Nina Fasciaux. 

“Je coupe”, “je recoupe” : les grandes illusions

Ce rapport dégradé des Français à l’information est aussi caractérisé par deux grandes illusions. "Je coupe, je ne consulte plus les informations. Ce déclaratif fréquent masque souvent une addiction quasi inconsciente, puisque ces mêmes personnes admettent regarder une heure par jour les chaînes d’information continue. “Je recoupe, ensuite, expression souvent entendue dans notre enquête pour signifier le croisement des sources, réflexe critique a priori sain, mais qui occulte une grande confusion entre sources et canauxune absence de hiérarchisation des sources, et des recoupements souvent opérés entre des sources aux lignes éditoriales analogues. 

Le rapport aux sources d’information : papillonnage et absence de hiérarchisation

A cet égard, Laurent Cordonier explique que de nombreuses études ont identifié une difficulté majeure à mémoriser les sources. Ce phénomène est renforcé par le modèle de navigation sur les réseaux sociaux.  

“Dans une étude menée en 2021 pour la Fondation Descartes, nous avons analysé pour la première fois le comportement d’information réel des gens sur internet. On a suivi 2500 personnes pendant 30 jours, URL par URL, pour analyser quelles sources d’informations ils utilisaient. A la fin de cette période, on leur a demandé sur quelles sources ils s’étaient informés. Il y a un immense décalage entre ce que les gens disent et ce qu’ils font. Mais ce n’est pas une surprise : la recherche a montré que nous avons une très mauvaise mémoire des sources.” 

Des études montrent par ailleurs que ceux qui consacrent plus de temps à s'informer sur internet ne passent pas plus de temps sur un petit nombre de sources, dans une logique d’approfondissement. A l’inverse, ils ont tendance à les multiplier, papillonnant de l'une à l'autre très rapidement. Au total, un internaute passe moins de deux minutes en moyenne par source.  

L’illusion d’une absence d’éditorialisation de l’information sur les réseaux sociaux

Laurent Cordonier analyse le rejet de l’éditorialisation pointé dans notre étude : On ne me dit pas ce que je dois retenir”. Cette citation, issue d’un groupe de discussion de Destin Commun, illustre le fait que la consommation d’informations sur les réseaux sociaux nourrit l’illusion d’une désintermédiation. C’est l’idée que je choisis ce que je regarde, ce que je lis, que je ne suis plus soumis au filtre de l’éditorialisation des médias.

Cette éditorialisation est aujourd’hui vue comme une sorte de manipulation de l’information, à travers le choix, la hiérarchisation et l’organisation des sujets. On oublie que ce travail est l’une des valeurs ajoutées des médias et des journalistes. Or c’est réellement un leurre, car on retrouve sur les réseaux sociaux une véritable éditorialisation de l’information, qui n’est plus celle d’un média, mais de l'algorithme.” 

De la défiance au complotisme : dépasser la binarité 

L'absence de corrélation entre consommation et confiance envers les médias

Laurent Cordonnier précise également que la recherche a démontré, de manière contre-intuitive, une corrélation quasi nulle entre le temps passé sur un média et la confiance dans ce média.  

Dans les démocraties libérales, les personnes les plus défiantes à l'égard de l’information sont systématiquement celles qui sont les plus concernées par le complotisme et d’adhésion aux fake news. La défiance dans les médias traditionnels accentue en effet le potentiel de consommation de sources alternatives, où le risque d’exposition à la désinformation est bien plus élevé.  C’est de cette recherche de vérité alternative que sont nés les sites de réinformation, souvent d’extrême-droite, mais parfois aussi d’extrême-gauche. 

Ce constat rejoint pleinement l’analyse développée par Destin Commun selon les six familles de valeurs : les Identitaires sont les plus inquiets que leurs proches soient exposés à la désinformation. Or, cette famille de valeurs est celle qui exprime la plus grande défiance envers les institutions, les politiques et les médias, dans une sorte d’obsession de la manipulation.

Le complotisme, anathème ou étendard ?

Laurent Cordonnier relève que le terme de complotiste est souvent utilisé comme un anathème dans le débat public, et jusque dans les discussions de familles, ce qui contribue à la polarisation. C’est manifeste sur les réseaux sociaux. 

La confusion et la manipulation autour de ce terme sont telles qu'à l’inverse, on observe également une revendication du terme de complotiste par les entrepreneurs du complot, comme étendard de l'esprit critique ou du doute systématique.  

Or il faut bien comprendre ce qu’est l’esprit critique. Selon la commission “Les Lumières à l’ère du numérique” présidée par Gérald Bronner, l’esprit critique n’est pas le fait de douter de tout. C’est d’abord le fait de reconnaître notre dépendance épistémique, en admettant que ce que nous savons nous vient par l’intermédiaire des autres, tels que les enseignants ou les journalistes par exemple. Cette prise de conscience doit ensuite nous pousser à être particulièrement attentifs aux raisons pour lesquelles nous attribuons notre confiance. L’élément clé de l’esprit critique, c’est donc de savoir pourquoi j’attribue ma confiance à telle source plutôt qu’à telle autre. 

Une transition informationnelle pour reconstruire la confiance

A l’instar de la transition alimentaire, qui concerne tant la production que la consommation de notre alimentation, l’étude de Destin Commun dessine les contours d’une réelle transition informationnelle pour restaurer la confiance dans l’information.  

Ces convictions sont aussi à l’origine du Solutions Journalism Network, que coordonne Nina Fasciaux au niveau international. Le journalisme de solutions est une approche de la pratique des médias qui se concentre sur les réponses aux problèmes sociétaux. Plus qu’une approche binaire entre problèmes et solutions, ce journalisme honore la complexité et vise à décrypter avec autant de rigueur les problèmes, et les possibles réponses à y apporter. Cette compréhension est bien plus partagée aujourd’hui qu’il y a cinq ans, notamment depuis le Covid. 

Le Covid a été une prise de conscience pour de très nombreux journalistes que l’on ne pouvait pas seulement accabler les gens avec des problèmes alors qu’ils étaient enfermés chez eux" témoigne Nina Fasciaux. "Une demande a rapidement émergé des rédactions pour couvrir les réponses apportées à la pandémie, dans toute leur complexité. Aujourd’hui, je ne passe plus mon temps à essayer de convaincre de la pertinence du journalisme de solutions, mais plutôt à accompagner les rédactions pour le mettre en oeuvre”.  

La confiance, une question de perception ? 

Le journalisme de solutions s’interroge également sur la transparence de l'information, les choix éditoriaux ou encore les perceptions du public. 

Pour les journalistes, explique Nina Fasciaux, la confiance est essentiellement liée à la véracité des faits. Or je pense que pour le public, la confiance est aussi une question de perception. Les faits rapportés, même s’ils sont avérés, ne correspondent pas toujours à ce qui est perçu dans le quotidien de chacun. Le Covid, la guerre en Ukraine, en sont de bons exemples : même si on ne discute pas les faits, on peut avoir l’impression que le récit médiatique nous donne une seule perception des choses. C’est là que le problème de confiance s’installe. Travailler sur la proximité avec le public peut permettre de définir ensemble ce qui pose problème”  

La nécessaire transparence de la fabrique de l’information

Comme l’indique Nina Fasciaux, le journalisme de solution travaille également beaucoup sur la cessaire transparence de la fabrique de l’information. Il est cessaire de reconnaître les angles pris, dassumer que dans un reportage, tout ne peut pas être montré. Il faut faire une croix sur l’objectivité et l’exhaustivité la plus parfaite. Il y a un humain derrière chaque information. Une part de subjectivité n’enlève pas la rigueur et l'honnêteté intellectuelle. Reconnaître et expliquer les raisons des choix éditoriaux peut aider à renouer la confiance qui fait actuellement défaut.  

Sortir d’une information anxiogène

Le problèmepoursuit Nina Fasciaux, c’est le biais des journalistes qui tendent à s'arrêter souvent aux problèmes, accentuant le traitement négatif, voiranxiogène, de l’information.

Paradoxalement, ce problème partirait d’une bonne intention : “Ce traitement négatif est lié à la volonté des journalistes de participer à l’évolution des sociétés : pour ce faire, il leur paraît indispensable d’en documenter les problèmes. Certains journalistes considèrent ainsi qu'investiguer les réponses n’est pas de leur responsabilité. Or le journaliste a une responsabilité quant à l’impact du récit qu’il diffuse. Et cet impact n’est pas anodin : une information uniquement anxiogène mène à l’apathie, à un sentiment d’impuissance, voire à un désengagement démocratique. Ces analyses rejoignent le constat d’un risque de sécession démocratique identifié dans l'étude de Destin Commun.  

Education critique aux médias : enjeux et perspectives

Biais de disponibilité et biais de confirmation 

En quoi consisterait alors une éducation aux médias pertinente et efficace ? Jodie Jackson, fondatrice au Royaume-Uni du News Literacy Network, explique que le seul apprentissage des faits, même s’il est primordial, ne suffit pas.

“Dans l’éducation aux médias, explique Nina Fasciaux, il faut aussi accompagner les consommateurs d’informations pour prendre en compte leur biais de disponibilité : ce qui semble prendre toute la place, juste parce qu’on me le propose. Il doit être pris en compte en parallèle du biais de confirmation, qui veut que l’on cherche d’abord des informations qui vont confirmer des valeurs, des croyances que l’on a déjà. Quand certaines informations sont partout, comment s’en extraire ? Or parfois, des informations nous semblent être partout du simple fait qu’elles nous intéressent.”

Au même titre que la malbouffe, la malconsommation d’information peut être identifiée, et l’on peut apprendre à s’en extraire, poursuit Nina Fasciaux.On peut aussi apprendre à digérer l’information, à prendre du recul. Et les médias peuvent aider à cela, par un travail d’explication, de contextualisation, et une transparence sur la manière de fabriquer une information.”

Une mission parlementaire sur l’éducation critique aux médias 

Pour clôturer la discussion, la députée Violette Spillebout est revenue sur les propos abordés dans la table ronde et la mission flash sur l’éducation critique aux médias dont elle a été co-rapporteur, en amont des Etats généraux du droit à l’information.

“L’étude de Destin Commun fait le lien entre le rapport à l’information et l’engagement citoyen. Pour s’engager dans la citoyenneté, il est important d’avoir un rapport conscient et sain à l’information.(...) Elle montre aussi que le lien entre la défiance médiatique et la défiance politique est très fort. A l'heure où de nombreuses démocraties dans le monde sont en train de basculer, il est important de rétablir la confiance dans l'information. C’est dans cet esprit qu’a été engagée la mission flash sur l’éducation critique aux médias. La mission a permis notamment de croiser les voix d'experts travaillant sur ces questions pour aboutir à une réflexion la plus complète possible. L’objectif est de transformer le foisonnement d’initiatives, aidées par les sphères publiques ou privées, en politiques publiques de long terme.”  

Dans la continuité de ces échanges, Laurence de Nervaux présentera l’étude “Information : cinquante nuances de défiance” à Tours le 28 mars dans le cadre des Assises du journalisme, où seront aussi restituées les conclusions de la mission parlementaire flash sur l’éducation critique aux médias. 

Lire le programme complet