Europe : à 6 mois des élections, les Français dans le brouillard

Le 9 juin 2024, les Français seront appelés aux urnes pour élire leurs députés européens. S’y rendront-ils ? Quels enjeux et quelles visions de l’Europe porteront-ils ? Destin Commun, en partenariat avec la Fondation Hippocrène, France Nature Environnement, le Mouvement Européen-France et le Réseau Action Climat, a interrogé quatre groupes de Français, au cours de 8h de discussion, afin de décrypter leur rapport à l’Europe, leur intérêt pour les élections et pour des enjeux clés des politiques européennes tels que la lutte contre le changement climatique. L’étude « Élections européennes : le grand brouillard » révèle la très grande distance entre les Français et l’Europe, d’abord du fait d’un manque criant d’information. Le défi est de taille pour combler ces carences dans les six prochains mois.

“Plutôt qu’un manque d’intérêt des citoyens pour l’Europe, l’écoute des Français révèle un phénomène d’exclusion informationnelle : le coût d’entrée dans l’actualité européenne, traitée de manière confidentielle, est trop élevé. La conséquence est une Europe désincarnée, dont les valeurs suscitent une adhésion tiède. Alors que l’Union européenne joue un rôle majeur face aux crises actuelles – Covid, guerres, changement climatique -, il est urgent de montrer aux Français les bénéfices qu’elle produit.” 

Laurence de Nervaux, directrice de Destin Commun.

Loin des yeux, loin du cœur : les causes d’une grande déconnexion

“L’Europe, c’est comme un produit d’assurance : on comprend pas les écritures des petites lignes, on s'en plaint la plupart du temps, mais quand on en a besoin, on est bien content qu'elle soit là quand même." (Marion*, 38 ans, Saint-Brieuc)

Cette nouvelle étude qualitative identifie trois explications du sentiment largement exprimé de déconnexion entre l’Europe et les Français : 

  • Le silence radio : on ne parle pas assez d’Europe. La perception d’un déficit informationnel est unanimement partagée dans les différents groupes de discussion. Comme le dit Samia*, « l’Europe, j’ai pas l’impression d’être envahie par le sujet ». Une sensation confirmée par l’analyse du traitement des questions européennes par les médias français1. Quasiment aucun des participants n’étaient au courant de la tenue des élections en juin prochain et tous confessaient une profonde méconnaissance du système institutionnel européen, sur lequel ils projettent leur référentiel national (allusion à l’article 49.3).
  • « L’Europe ne sait pas faire sa pub » : si l’on parle peu d’Europe, on en parle également mal. Outre les médias, la responsabilité de l’UE est aussi soulignée par les enquêtés. Ce manque de communication et de transparence explique le regard critique que les Français portent sur l’UE : aujourd’hui, ce sont seulement 53% d’entre eux qui considèrent que l’Union européenne est une organisation démocratique2.

"On sait pas quand ils siègent, quels jours. Est-ce qu'ils ont un 49.3 européen ? Je ne sais pas." (Mélodie*, 47 ans, Paris)

  • La tiédeur de l’évidence : aux yeux des personnes interrogées, les valeurs démocratiques sont d’abord défendues par la France, plus que par l’UE. Les valeurs fondatrices du projet européen sont donc appréhendées soit sur un mode passif, soit avec un idéalisme qui discrédite la réalité de l’Europe, considérée comme imparfaite. La vision dominante est celle d’une Europe à la carte, désunie et bureaucratique, comme en atteste l’image des « petites lignes » en bas des contrats de compagnies d’assurance, où pointe aussi la crainte de la manipulation. Dans ce contexte, la fierté d’être Européen est plutôt minoritaire chez les personnes interrogées.

“Idéaliser l'Union européenne alors qu’elle est imparfaite, la réduire au technique alors qu’elle est le fruit de décisions politiques qui ont un impact direct sur notre quotidien, la marginaliser alors qu’aucun des grands défis du monde d'aujourd'hui ne trouvera de solution à l'échelle de l’Etat-nation sans l'Union : c'est notre incapacité à débattre de l'avenir de l’Europe clairement, simplement, efficacement qui nourrit l’abstention. Responsables et militants politiques, journalistes, syndicalistes, bénévoles, intellectuels, enseignants… cette indifférence est un échec collectif. D’ici le 9 juin, il est urgent de mobiliser toute la société civile pour exiger le débat que l'Europe mérite, un débat de qualité, pour tous et partout.”

Marie Trélat, porte-parole du Mouvement Européen - France, l’un des partenaires de l’étude.

Seule l’Europe d’il y a 20 ans continue de marquer les esprits

  • Aucun des grands enjeux actuels ne structure la perception de l’UE par les Français : interrogés sur les politiques et les actions européennes qui retiennent leur attention, ils ne citent spontanément aucune initiative récente. Ce sont des politiques mises en place au tournant des années 2000 qui sont le plus fréquemment citées, de Schengen à la zone Euro, ou en remontant encore plus loin, Erasmus et le FEDER. Des considérations bien loin du Green Deal ou de la mutualisation des dettes européennes.
  • L’Europe pratique au quotidien : l’UE est appréciée dans son incarnation la plus pratique : le roaming inclus dans les forfaits de téléphone, le remboursement des retards sur les billets d’avion, la carte européenne d’Assurance maladie, l’uniformisation des câbles USB-C.
  • L’Europe passeport : dans les différents groupes de discussion, le voyage constitue le principal motif d’attachement à l’Europe. Mais si la liberté de circulation et le marché unique sont plébiscités, cette vision ne concerne que les citoyens les plus mobiles, au détriment de ceux qui n’ont pas les moyens de voyager.

Le désir d’une Europe écologique à relier au quotidien des Français

  • Blackout sur le Green Deal : aucune des 24 personnes interrogées n’avait connaissance des termes « Green Deal », « Pacte vert » ou « Agenda vert ». L’ignorance de cet ensemble d’initiatives politiques portées par la Commission européenne visant à atteindre la neutralité carbone en Europe en 2050 illustre le manque d’appropriation par les Français des politiques européennes structurantes.
  • Le potentiel écologique de l’Europe : cette méconnaissance n’est pourtant pas synonyme de désintérêt ni de rejet de l’engagement écologique de l’UE. L’échelon européen est perçu comme nécessaire face aux enjeux climatiques, au même titre que l’action nationale ou locale. L’idée d’une imbrication des échelles est largement partagée par les enquêtés, tout comme celle d’une impulsion nécessaire au niveau européen.

“Je parlais de l’action au niveau local sur l’environnement, comme pour le tri des déchets ou les récupérateurs d’eau. Mais au niveau européen on sait qu’ils font plus de choses, comme arrêter le charbon par exemple. (...) Au niveau local c’est bien, mais après tout se décide au niveau européen pour les finances. Votre maire ne pourra pas tout faire tout seul, s’il n’a pas de budget de l’Etat et si l’Etat n’a pas les budgets de l’UE.” (Ludovic*, 43 ans, Angers) 

  • Boire, manger, respirer - une écologie du quotidien : les Français relient intuitivement l’action climatique à leurs besoins quotidiens basiques. Les enjeux d’alimentation, de gestion de l’eau et des déchets et de pollution de l’air reviennent dans tous les groupes. C’est dans ce lien avec le quotidien que l’UE peut se reconnecter aux Français et faire connaître les ambitions et la nécessité du Green Deal.

« Au quotidien, dans nos territoires, nous sommes toutes et tous europhiles sans le savoir et nous avons toutes et tous un très grand intérêt à nous mobiliser pour les élections européennes de juin 2024, car nous voulons conserver, voire renforcer les lois qui nous offrent une alimentation, une eau et un air moins pollué, une nature mieux préservée. Pour continuer de vivre demain dans une société en paix et capable de solidarité, évitons le piège du repli sur soi, votons européen aux élections de juin prochain. »

Arnaud Schwartz, Vice-Président de France Nature Environnement, l'un des partenaires de l'étude, et membre du Comité économique et social européen.

A six mois des élections européennes, le défi est de taille pour faire sortir l’Europe du brouillard qui l’entoure dans l’esprit des Français. La crainte de voir les populistes eurosceptiques prendre les rênes de l’Europe perdure chez certains mais ne suffit plus à mobiliser : il faut démontrer aux Français la manière dont l’Europe change leur vie, et réactiver ainsi leur fierté d’être Européens.

Pour aller plus loin : 

  • Méthodologie de l’enquête : pour analyser le rapport de groupes médians et indécis à l’Europe et les leviers de mobilisation électorale, quatre groupes de discussion ont été organisés, de 2h chacun, animés en ligne par Destin Commun entre le 17 et le 24 octobre 2023. Les enquêtés ont été recrutés au sein d’un panel représentatif, selon la méthodologie de Destin Commun, qui permet d’identifier 6 familles de valeurs au sein de la société française. Ces groupes ont été choisis parce qu’ils ont, sur l'Europe, une opinion mitigée voire ambivalente, sont susceptibles de se mobiliser pour les élections européennes de 2024, mais pourraient aussi s'abstenir. Les quatre groupes sont composés de personnes de tout le territoire métropolitain et de différents niveaux d'agglomération, et issus des familles de valeurs des Militants désabusés, des Stabilisateurs, des Libéraux optimistes et des Attentistes. Un focus particulier a été réalisé sur les jeunes (18-34 ans) au cours de cette enquête qualitative.

  1. Etude de la Fondation Jean Jaurès, « L’Union européenne dans les médias. Atonie générale, sursaut récent », Théo Verdier, juin 2023.
  2. Destin Commun, « Les Français en quête d’Union. Etat de l’opinion à un an des élections européennes », Laurence de Nervaux et Tristan Guerra,  juin 2023.