Paroles de campagne : une enquête inédite démonte les clichés sur la ruralité et alerte sur le ressentiment de sa population invisibilisée

Un tiers des Français vit à la campagne, selon l’INSEE. Pourtant, la ruralité souffre aujourd’hui d’une invisibilisation et d’une vision déformée de sa réalité dans l’espace politique, médiatique et culturel. De ce constat, partagé par trois associations engagées pour la ruralité – Bouge ton Coq, InSite et Rura (ex-Chemins d’avenirs) – est née la nécessité d’une étude approfondie, réalisée avec le think tank Destin Commun. Cette enquête inédite donne la parole aux habitants de la ruralité sur leur quotidien et leurs aspirations. L’étude Paroles de Campagne ébranle les clichés d’une ruralité figée et passéiste, mais alerte sur l’expérience de relégation des ruraux qui alimente un ressentiment directement corrélé au vote pour le Rassemblement National. À quelques mois des élections municipales, l’étude révèle un potentiel d’apaisement et de convergence par la valorisation d’un modèle rural qui recèle de nombreux atouts dans sa capacité d’innovation et sa vitalité démocratique.

“On est soit les gentils arriérés qui cultivent la terre avec amour, soit les beaufs qui ne comprennent rien. Y’a jamais juste… Nous.” 

Nadine, 60 ans, Finistère.

Agriculture, chasse et traditions : sortir enfin la ruralité de ses clichés 

A l’écoute des ruraux, les clichés sur la ruralité – agricole, conservatrice, figée – sont tous démontés par notre enquête :

  • Les agriculteurs représentent 2% de la population rurale, et 6% de ses actifs.

  • Seuls 4% des ruraux sont chasseurs. Alors que 3% des urbains disent l’être, il y a en valeur absolue plus de citadins que de ruraux qui pratiquent la chasse.

  • Si 80 % des ruraux déclarent apprécier les traditions régionales, la moitié d’entre eux disent ne rien faire de particulier pour les préserver.

  • La préoccupation écologique est équivalente entre ruraux et urbains, même si les pratiques quotidiennes varient en fonction de l’espace et des équipements disponibles localement : si les urbains utilisent moins la voiture et mangent moins de viande, les ruraux compostent davantage leurs déchets, cultivent leur jardin potager et mangent plus de produits de saison.

« A l’écoute de ceux qui y vivent, les visions caricaturales de la ruralité, encore trop présentes dans les contenus de divertissement, dans la fiction et dans les médias, s’effondrent une à une. La chasse est une pratique très minoritaire dans nos campagnes, et les ruraux sont souvent plus mobiles et plus écolos que les citadins. Donner toute leur place aux habitants de la ruralité et à la diversité de leurs modes de vie dans les enquêtes, dans les représentations et dans la conversation nationale est un enjeu démocratique majeur. »

Laurence de Nervaux, directrice générale de Destin Commun. 

Le compromis rural : entre expérience douloureuse de la distance et quête de tranquillité

L’étude met en lumière une hiérarchie dans l’expérience de l’éloignement qui relie leurs habitants : d’abord le manque de transports en commun, ensuite le difficile accès aux soins et enfin le manque de commerces de proximité.

« Moi, j'ai un petit monsieur qui a 82 ans, il habite à Audierne et pour aller chez le dentiste, il faut qu’il aille à Brest, c'est à plus de 100 km. » 

Chantale, 45 ans, Eure, Laissés pour compte

Si dans notre enquête 79% des ruraux disent avoir choisi volontairement leur lieu de résidence, ceux-ci sont souvent confrontés à un compromis rural : être contraint à un accès plus difficile aux services, en échange d’un environnement plus apaisé. C’est l’intériorisation de ce compromis qui rend plus difficile l’expression d’un mécontentement ou d’une revendication. La quête de tranquillité est exprimée de manière systématique par nos enquêtés, mais chacun y projette un idéal personnel : autonomie, convivialité, sécurité ou isolement choisi.

« Vivre à la campagne, c’est un privilège, avec un P majuscule ! Quand on sait qu’on s’expatrie dans un village de 500 habitants, on ne peut pas avoir la même chose qu’à Paris. On a le chant des oiseaux, mais on n’est pas à trois stations de Bercy. C’est un choix de vie. » 

Gérard, 65 ans, Landes, Laissés pour compte

Les effets politiques du ressentiment : de l’éloignement des services publics au vote pour l’extrême-droite 

L’étude révèle les trois dimensions d’un ressentiment rural très marqué :  

  • Politique : 81% des ruraux considèrent que ces dernières années, “les partis politiques ont accordé trop d’attention aux préoccupations des habitants des villes, et pas assez à celles des campagnes”.

  • Economique : 76 % des ruraux interrogés estiment ainsi que « les campagnes donnent plus d’argent à l’État qu’elles n’en reçoivent en retour, car l’argent va aux villes ».

  • Culturel : 81 % des ruraux interrogés estiment que « Les habitants des villes ne comprennent pas ou ne respectent pas le mode de vie des habitants des campagnes ». Et pour 83% d’entre eux, « les médias et les politiques imposent souvent une vision caricaturale de la ruralité depuis la ville ».   

« Macron, c’est que les villes qu’il voit. » 

Pierre, 44 ans, Hérault, Identitaires

De plus, un tiers des ruraux estiment avoir déjà subi une discrimination due à leur origine territoriale et cette proportion monte jusqu’à 68% chez les jeunes.

Le ressentiment est rarement exprimé spontanément mais plutôt vécu comme une frustration rentrée, illustrée par cette expression fréquente chez les enquêtés : « On n’a pas le droit de se plaindre. » Il entraîne aussi un désenchantement vis-à-vis de l’idéal républicain : 51% des ruraux considèrent qu’aucune des valeurs de la devise nationale n’est bien appliquée.

Ce ressentiment a des effets politiques : selon une analyse inédite, l’étude démontre, à facteurs socio-démographiques égaux (âge, sexe, diplôme, profession, précarité, etc.), une corrélation directe entre la distance aux services de proximité, le niveau de ressentiment rural et la probabilité de voter pour le Rassemblement national.

“Les théories qui réduisent le vote rural aux conséquences d’une condition sociale ne sont pas suffisantes. Elles font notamment l’impasse sur un profond ressentiment rural largement décortiqué dans notre enquête et dont les racines sont à la fois  politiques culturelles et économiques.”

Salomé Berlioux, fondatrice et directrice générale de Rura (ex-Chemins d’avenirs).  

Une confrontation ville / campagne largement démentie par les chiffres

Si l’enquête confirme que les ruraux votent davantage que la moyenne pour le Rassemblement national, elle révèle néanmoins que la réelle fracture électorale n’oppose pas les villes aux campagnes mais plutôt les grands centres urbains (24% de vote Rassemblement national en moyenne) à tous les autres types de territoires (au-dessus de 37%) – ruralité, mais aussi petites villes et périurbain. 

L’étude révèle aussi une grande convergence entre les visions et aspirations des ruraux et celles du reste des Français : 

  • Ruraux comme urbains se disent majoritairement satisfaits de leur propre vie, mais sont inquiets de l’avenir du pays

  • Ils partagent une même vision de la France idéale dans 10 ans : respectueuse de l’environnement, humaine et juste

  • Le clivage entre grandes villes et campagnes n’est identifié comme une fracture majeure que par 23% des ruraux, alors que celui entre riches et pauvres est cité par 59% d’entre eux.

“Ce que l’étude confirme, c’est qu’il n’y a pas deux France irréconciliables. Il n’y a pas de rupture de valeurs, mais un décalage dans les représentations des modes de vie. Sur le terrain, on voit chaque jour des habitants s’organiser, inventer, s’engager pour faire vivre leur village. Ce qui manque, ce n’est pas la volonté d’agir, c’est la reconnaissance. Investir dans le modèle rural c'est investir dans des solutions frugales, coopératives, qui bénéficient à l'ensemble du pays.”

Corentin Emery, co-fondateur de l'association Bouge ton coq.

La ruralité, un modèle à investir

Les contraintes de distance et le sens du compromis poussent de nombreux ruraux à mettre en place des formes d’autonomie matérielle, basées sur l’innovation, la sobriété et la débrouille individuelle ou collective. Sur le plan civique et démocratique, les ruraux se démarquent par un fort engagement dans la vie locale et une proximité avec leurs élus locaux. Les ruraux votent ainsi davantage que les urbains (29% d’abstention aux élections législatives de 2024, vs. 33% chez les urbains), et 54% d’entre eux connaissent personnellement leur maire, contre 30% des citadins.

À l’heure des transitions écologiques, de la relocalisation et de la quête d’autonomie, la ruralité apparaît comme un modèle porteur de solutions concrètes. Ce que les ruraux expérimentent depuis longtemps par nécessité — faire avec moins, trouver des réponses efficaces et sur-mesure, coopérer localement — devient une ressource collective. Ainsi, pour 81 % des Français, on devrait davantage s’inspirer de ce qui se passe dans les zones rurales pour résoudre les problèmes à l’échelle nationale. 

« Les maires ruraux entretiennent avec leurs populations des liens étroits dans un esprit de compromis qui favorise l’apaisement et représente un modèle pour notre République. Alors que les ruralités souffrent depuis trop longtemps d’un déficit de politiques publiques, existent partout en France des ruralités dynamiques, innovantes, joyeuses et solidaires qu’il est urgent de soutenir. »

Thibault Renaudin, maire de Termes d’Armagnac et Président d’InSite 

Une méthodologie quantitative et qualitative inédite pour lutter contre l’effacement de la ruralité

La méthodologie de l’étude a été conçue pour assurer la représentation la plus fidèle possible des habitants de la ruralité : elle s’appuie sur un panel de 3 532 personnes, dont un sur-échantillon de 1 557 ruraux, identifiés par géo-référencement, ainsi que sur 4 groupes de discussion avec les familles de valeurs les plus représentées en ruralité, selon la typologie de Destin Commun. Le travail inédit réalisé sur les données de cadrage statistique de la ruralité a révélé que les ruraux sont sous représentés dans la plupart des sondages, avec environ 20% de répondants - loin de leur poids réel dans la société française (33%).

                                                 

Méthodologie de l'étude : 
  • Enquête quantitative : enquête auto-administrée en ligne du 6 février au 18 février 2025 auprès d’un échantillon de 3 532 personnes de 18 ans et plus représentative de la population de France métropolitaine selon la méthode des quotas, intégrant un sous-échantillon de 1 557 personnes de 18 ans et plus représentatives de la population rurale de France métropolitaine (sexe, d’âge, de profession et de région d’habitation). 
  • Enquête qualitative : quatre groupes de discussion organisés en ligne entre le 17 décembre 2024 et le 27 février 2025, recrutés au sein de personnes vivant dans une commune rurale selon la grille communale de densité de l’INSEE (catégories « bourgs ruraux », « rural à habitat dispersé » ou « rural à habitat très dispersé »). Chacun des groupes a été recruté pour représenter une des quatre familles de valeurs de la typologie de Destin Commun : Militants désabusés, Stabilisateurs, Laissés pour compte, Identitaires. Les Libéraux optimistes et les Attentistes sont moins présents dans la ruralité.