Les campagnes au cœur des batailles identitaires : analyse du rapport à la violence dans la ruralité

La politisation de nombreux faits divers d'une part, et les épisodes d’opposition violente de l’extrême-droite à des projets d'accueil de personnes migrantes dans des communes rurales d’autre part, font aujourd’hui des campagnes françaises la nouvelle ligne de front des batailles identitaires. Dans une étude qualitative inédite, “De Callac à Crépol : les campagnes au cœur des batailles identitaires”, le think tank Destin Commun analyse la construction du rapport à la violence dans les territoires ruraux, et la réception des stratégies de l’extrême-droite identitaire au sein de la population locale. A travers une série de groupes de discussion réunissant des résidents de communes de moins de 15 000 habitants, ainsi que des entretiens individuels avec des acteurs de Callac (Côtes d’Armor) et de Saint-Brévin (Loire-Atlantique), cette nouvelle étude met en lumière le contraste saisissant entre ce qui est ressenti par les habitants comme une véritable charge mentale de la violence, et la tranquillité presque excessive qui caractérise ces territoires. 

Alors qu’une large majorité des Français disent se sentir en sécurité là où ils habitent (87%), et plus encore chez les ruraux (94%), 84% des Français déclarent qu’ils ressentent de plus en plus de violence entre les individus. L'étude décrypte les raisons de ce décalage, et les spécificités de la perception de la violence dans la ruralité. 

“L’analyse de la violence se focalise la plupart du temps sur sa production. Nous avons choisi de nous concentrer sur sa réception, afin de comprendre les ressorts de la profonde anxiété qui traverse notre société, et d’identifier les leviers de renforcement de la résilience face aux batailles identitaires.”

Laurence de Nervaux, directrice de Destin Commun et co-autrice de l'étude 

La violence comme nouvelle charge mentale : mécanique de la floculation

Les participants aux groupes de discussion partagent la même quête de tranquillité, mais un malaise s’exprime collectivement autour de l'isolement matériel, et surtout relationnel. Ils confient leur expérience douloureuse du déficit de liens sociaux, vécu comme une absurdité. L'étude pointe ici un des facteurs explicatifs de l’anxiété au sujet de la violence, l’isolement relationnel étant corrélé à une plus grande peur de l’autre. 

Mais cette quête de tranquillité est perturbée par le sentiment diffus d’une violence qui se serait immiscée dans leur quotidien. 

« La violence, en fait elle est quotidienne. On a l’impression que ça ne s’arrête jamais ; il n’y a même plus rien de marquant, on sait que chaque jour il y aura quelque chose, que le fait divers de demain chassera celui d’aujourd’hui » Henri, 64 ans, Landunvez (Identitaires)

« Même devant l’école de mon fils, il y a un policier ... il est en maternelle ! On n’est pas tranquilles. Tout nous fait peur aujourd’hui. » Gérard, 64 ans, Aubigne Racan (Laissés pour compte)

“Pointer l’existence d’une véritable charge mentale de la violence, en référence au poids psychologique qu’elle impose en permanence aux habitants de la ruralité, permet de dépasser la conception usée du sentiment d’insécurité, qui évacue trop rapidement le ressenti.”

Raphaël Llorca, Senior Fellow de Destin Commun et co-auteur de l'étude

L’étude souligne un paradoxe : un cadre de vie décrit comme paisible, où “il ne se passe jamais rien”, mais le sentiment d’une violence omniprésente. Les personnes interrogées perçoivent en fait “les violences” comme un grand agrégat, assimilant sans distinction de degré ni de nature les incivilités du quotidien et les attentats terroristes. L’étude établit une analogie avec le phénomène chimique de la floculation, par lequel des particules en suspension dans une solution se rassemblent pour former un agrégat plus important.

Médias et audiovisuel : mise en abîme de la violence et société de la peur

Tous les participants évoquent l'omniprésence de la violence dans l'audiovisuel, des jeux vidéos aux films et séries. La banalisation voire l’esthétisation de la violence se double d’une confusion entre la fiction et le réel, dans un effet troublant de mise en abîme. 

“A notre époque c’était tellement mal fait. Aujourd’hui, tout est trop réel, trop réaliste." Thomas, 42 ans, Chateaubourg (Stabilisateurs)

Le rôle des médias suscite une certaine perplexité : relaient-ils avec fidélité la violence présente dans la société, ou l’amplifient-ils ? Cette seconde interprétation l’emporte chez les participants, qui décrivent avec lucidité l’addiction aux faits divers relayés par les chaines d’information en continu.

"La société est plus violente parce qu’on la médiatise : si on enlève la presse, la télé et les réseaux sociaux, tout ce qui reste, dans mon quotidien, ce sont des petites histoires d’enfants au lycée." William, 48 ans, Herouvillette (Stabilisateurs)

“Les chaines d’information en continu, pharmakon moderne, sont à la fois le remède immédiat qui soulage l’anxiété en lui donnant un objet, mais aussi le poison qui l’amplifie dans la durée."

Laurence de Nervaux, directrice de Destin Commun et co-autrice de l'étude

Ruralité et immigration : le logiciel identitaire n’est pas la norme

Afin de comprendre le rapport à l’immigration dans les campagnes, les participants aux groupes de discussion ont été invités à s’exprimer sur la possibilité de l’accueil dans leur commune de personnes migrantes ou réfugiées. Trois grands questionnements s’expriment dans tous les groupes : l’idée d’un simple “déplacement de la misère”, les moyens alloués au projet, et la préoccupation démocratique, avec la crainte d’un “49.3 municipal”. 

Certaines réactions sont en revanche caractéristiques de groupes spécifiques :

  • Les Identitaires sont les seuls à évoquer la théorie complotiste du Grand remplacement
  • Les Laissés pour compte, non dénués d’empathie, expriment en revanche une forte inquiétude de l’ordre de la concurrence des publics
  • Les Stabilisateurs, enfin, trahissent une forme de progressisme de proclamation : leur commune étant d’après eux trop conservatrice pour accepter un tel projet, l’expression d’une ouverture à l’accueil ne les engage que peu.

La “méthode Callac”, machine de guerre de l’extrême-droite identitaire

Les épisodes d’opposition violente de l’extrême-droite identitaire survenus en 2022-2023 en réaction aux projets d’accueil de personnes migrantes ou réfugiées à Callac (Côtes d’Armor) et à Saint-Brévin, analysés en détails dans l’étude, révèlent une méthode éprouvée, et théorisée par les cadres de Reconquête :

  • La stratégie de la métonymie : l’évocation d’une “africanisation” d’un petit village breton illustre une supposée guerre civilisationnelle
  • L’agit-prop (affichage, tracts, pétitions) et le recours à la violence (menaces de morts, intimidations, diffamations)
  • Les médias, du local au national, utilisés comme sas de respectabilité.

Face à cette stratégie parfaitement huilée, l’étude pointe les faiblesses des acteurs locaux et l’attitude problématique des pouvoirs publics, passés de l’incitation à l’abandon.

Violence identitaire : le milieu ambivalent, entre peur et indifférence

L’analyse des réactions des habitants de Callac et Saint-Brévin révèle une grande complexité, au-delà du schéma binaire de l’opposition ou du soutien au projet :

  • Le coussin placé sur le téléphone pour ne pas entendre les menaces de mort la nuit symbolise l’hyper-résilience des militants les plus favorables au projet
  • Les volets fermés illustrent la peur des personnes âgées face aux manifestations violentes
  • Entre les gaz lacrymogènes et les CRS, “On ne peut plus emmener sa fille au cours de danse le samedi matin”. De nombreuses réactions traduisent in fine une certaine indifférence, et surtout la quête du retour à la tranquillité des habitants.

"Face à l’offensive de l’extrême-droite dans la ruralité, il est essentiel de développer de manière préventive une véritable stratégie de résilience chez ces groupes avant tout attachés à leur quiétude et peu politisés."

Raphaël Llorca, Senior Fellow de Destin Commun et co-auteur de l'étude

Pour en savoir plus

  • Méthodologie de l’enquête : pour réaliser cette étude qualitative, nous nous sommes appuyés sur trois types de sources :
    • Quatre groupes de discussion menés en janvier 2024, pendant deux heures en visio-conférence, avec 4 des 6 groupes de la typologie de Destin Commun : les Stabilisateurs, les Attentistes, les Laissés pour compte et les Identitaires. Chaque groupe était composé de six personnes, toutes issues d’une même famille de valeurs. Afin de saisir les spécificités des territoires ruraux, tous les participants à ces groupes étaient des habitants de communes rurales de moins de 15 000 habitants.
    • Une recherche documentaire sur les épisodes de Callac et de Saint-Brévin (analyse des ouvrages, articles et coupures de presse disponibles)
    • Quatre entretiens individuels menés avec des acteurs directement impliqués dans les projets de Callac et de Saint-Brévin : Chloé Freoa, Sylvie Lagrue, Laure-Line Inderbitzin et Philippe Croze. Chacun d’entre eux est présenté en détails dans l’étude de cas à l’issue de cette étude.