Les angles morts de la société de l'engagement

À travers une étude qualitative, Destin Commun a analysé le rapport à l’engagement de deux segments de la population souvent perçus, parfois à tort, comme éloignés du monde de l’engagement – les Laissés pour compte et les Identitaires. Réalisée en partenariat avec La Fonda, think tank du monde associatif qui a mené un important exercice de prospective participative intitulé « Vers une société de l’engagement ? », cette étude vient bousculer les représentations sur les valeurs et les attentes liées à l’engagement, en donnant la parole à celles et ceux que l’on entend moins sur ces sujets. 

Le point de départ de notre réflexion a été le cas de Colombe, sympathisante Rassemblement national interviewée par un journaliste de TF1 à l’issue d’un meeting du RN à Perpignan en mai 2024. Agée de 60 ans et bénéficiaire du RSA, Colombe est aussi bénévole depuis 30 ans aux Restos du Coeur. Ce témoignage, révélateur d’une réalité qui dépasse ce cas individuel, avait fait l’effet d’une déflagration dans le secteur associatif, qui se vit très majoritairement dans l’opposition frontale à l’extrême-droite.

Dans le cadre de son travail prospectif, La Fonda a identifié quatre scénarios pouvant dessiner l’avenir de la société de l’engagement à l’horizon 2040. Destin Commun a mené un travail complémentaire spécifique auprès de publics considérés comme éloignés du monde associatif, et traditionnellement plus difficiles à atteindre pour lui. Avec un objectif : sonder les angles morts de la société de l’engagement. Une enquête qualitative a été menée auprès de deux groupes de la typologie par systèmes de valeurs de Destin Commun : les Identitaires et les Laissés pour compte.

Que signifie pour eux « s’engager » ? Quels sont les moteurs et les freins de l’engagement ? Quelle est leur perception des acteurs engagés ? De leur point de vue, à quoi ressemble l’avenir de l’engagement ? Voici les dix enseignements clés de cette étude.

Les valeurs associées à l’engagement 

1. L’universalisme de l’engagement : une dissociation entre engagement et opinion politique

L’engagement est universel et ne se réduit pas au camp des « progressistes » ou des « humanistes ». Marie-France, retraitée et élue municipale sous l’étiquette du Rassemblement National, est engagée dans un club de sorties pour seniors et exprime une forte sensibilité pour la cause animale et le handicap. Jean-Pierre, proche du même bord politique, cumule les engagements : club de rugby, organisation d’un triathlon local, soutien aux personnes sans-abri… 

L’engagement, ce n’est ni spécifiquement de droite ni spécifiquement de gauche, il est en lien avec nos croyances et nos valeurs, qui varient d’un individu à l’autre.

Sébastien*, 22 ans, habitant de Charenton-le-Pont (Laissés pour compte)

Bien que l'engagement d'un Identitaire – selon notre typologie – ne soit pas forcément un engagement identitaire, les systèmes des valeurs ont néanmoins une influence sur les formes d’engagement. Les discussions dessinent aussi des cercles concentriques d’engagement et de loyauté, avec des logiques d’entraide et de solidarité différenciées, privilégiant d’abord la proximité, à commencer par la famille, la commune, le territoire puis le pays.

2. La sphère privée, premier espace d’engagement

A quel mot renvoie la notion d’engagement ? Au « respect », à la « fidélité », au « sérieux », à « la parole donnée » et à la « responsabilité ». L’engagement évoque les notions de fiabilité et de loyauté, des fondements moraux importants pour les familles de valeurs des Laissés pour compte et des Identitaires.

Pour beaucoup, l’engagement ne commence ni dans l’espace militant ni dans les associations, mais dans le cadre familial, à commencer par l’éducation des enfants, le mariage et le soin apporté aux proches. Dans l’esprit de nos interrogés, ces formes d’engagement familiales ou professionnelles viennent bien avant le fait de penser à « s’investir dans des causes », au sens où l’entendent les acteurs du secteur de l’intérêt général.

Ils arrivent au monde, c’est sérieux, on s’engage, et c’est jusqu’à… très longtemps ! C’est un des premiers engagements, quand on est parents.

Jessica*, 46 ans, habitante de Clévilliers (Laissés pour compte)

Ces engagements de la sphère intime sont avant tout des actes de loyauté, de responsabilité, de l’ordre du lien durable plutôt que du geste ponctuel, et dont les participants déplorent qu’ils ne soient pas davantage valorisés.

3. Un engagement aconflictuel

Interrogés sur des formes d’engagements – et leurs manifestations symboliques – plus militantes, les deux groupes expriment des réticences ou des désapprobations marquées. C’est particulièrement frappant sur l’écologie : aucun problème pour ramasser les déchets ou nettoyer une forêt, mais les actions coups de poing pendant des défilés de mode, sur les routes et dans les musées sont nettement réprouvées. Nos interrogés nourrissent la vision d’un engagement qui, pour être légitime et efficace, doit nécessairement être aconflictuel. C’est ici la marque de l’importance que ces groupes, souvent contraints dans leur propre vie, accordent à la liberté et à la propriété.

L’engagement, c’est le respect. Si on balance de la soupe sur des œuvres d’art ou qu’on saccage un champ, on détruit quelque chose que quelqu’un a mis longtemps à bâtir : il n’y a plus de respect. On a l’impression qu’aujourd’hui l’engagement doit se montrer dans la violence, mais non, je ne suis pas d’accord !

Cédric, 60 ans, Tours (Laissés pour compte)

4. L’éloge de la discrétion : valorisation des engagements anonymes et invisibles

L’engagement que ces familles de valeurs valorisent le plus est d’abord « invisible », discret, souvent local, incarné par des bénévoles anonymes ou des élus de terrain dévoués. À rebours d’une logique de starification, pour eux, les engagés légitimes sont ceux qui « donnent sans rien attendre en retour », qui ont « l’intérêt général chevillé au corps et le souci du bien-être des gens », estime Cédric, dans le groupe des Laissés pour compte.

L’opinion sur les Jeux Olympiques de Paris 2024 est particulièrement révélatrice : ce ne sont pas les athlètes - perçus comme poursuivant un objectif individuel – qui ont suscité l’admiration, mais les bénévoles. Ce sont eux, les « vrais » engagés. Au titre de l’engagement invisible, les participants évoquent à plusieurs reprises la cause du handicap, emblématique de cette vision désintéressée et altruiste qui souffrirait d’un manque de valorisation et de considération dans la société.

Un engagement aux motivations diverses

5. L’engagement comme remède à la solitude

L’isolement relationnel touche environ 12% de la population française adulte, et notamment au sein des familles de valeurs des Laissés pour compte et des Identitaires. Dans les groupes de discussion, la solitude est identifiée comme un moteur à l’engagement individuel. Faire des rencontres, voir des personnes, renouer avec une sociabilité, autant de bénéfices spontanément identifiés comme des raisons de s’engager. Mais l’engagement n’est pas pour autant le remède miracle aux difficultés de sociabilisation et peut être le lieu de reproduction de logiques d’exclusion.

J’ai fait partie d’une asso, fut un temps, qui organisait des événements, pour essayer de rencontrer du monde, mais j'ai eu une mauvaise expérience car tout le monde se connaissait et c’était très difficile de rencontrer le groupe. A la fin, les gens disent "On va boire un pot", et vous, vous êtes sur le trottoir, et vous, ils vous proposent pas, et vous êtes « Ah bah ok »…

Cédric*, 60 ans, Tours (Laissé pour compte)

6. L’engagement, synonyme de débrouille et de bons plans

L’engagement ne correspond pas spontanément ni exclusivement au cadre associatif : tels des « Monsieur Jourdain de l’engagement » nos enquêtés agissent dans leur quotidien pour la société, sans le savoir et le penser comme tel.

La perception du monde de l’engagement est ainsi bien plus large : elle inclut les pratiques de débrouille, le troc entre individus ou encore les groupes d’entraide ou affinitaires. L’engagement dans « les bons plans », s’il est d’abord motivé par des contraintes économiques, est aussi un vecteur important de lien social et de solidarité.

Les gens avec qui j’ai le plus de contacts, ce sont mes voisins que je vois tous les jours, on échange des fruits, des gambas, des soles que je pêche, ou des invendus…

Jean-Pierre, 62 ans, Royan (Identitaire)

Les freins et les défis d’une société de l’engagement

7. La défiance touche aussi les acteurs de l’engagement associatif

Dans les deux groupes, un regard critique si ce n’est défiant est posé sur les « professionnels de l’engagement ». Les Laissés pour compte regrettent le caractère souvent éphémère de certains temps d’engagement, que ce soit les grands événements nationaux ou les initiatives plus locales. Ces réactions révèlent une forme de malaise lié au décalage ressenti entre ces brefs épisodes d’engagement et de partage, et le quotidien des relations humaines perçues comme foncièrement individualistes ou conflictuelles.

La fête des Voisins, je l’ai faite une fois : c’est dommage que ça ne soit qu’une seule fois par an. Tout le monde amène un truc, on fait connaissance, c’est super, et le lendemain, plus rien : c’est hyper violent !

Jessica*, 46 ans, Clévilliers (Laissés pour compte)

Pour les Identitaires, caractérisés par une défiance presque généralisée, les acteurs de l’engagement ne font pas exception à la vision générale du « tous pourris ». Avec une persistance rétinienne impressionnante de scandales spécifiques, comme celui de l’ARC, trente ans après les faits. Du point de vue de la dégradation de la confiance, Jacques Crozemarie a été à l’associatif ce que Jérôme Cahuzac a été à la politique.

Il y a trop de malversations. L’argent, on ne sait jamais s’il ira vraiment aux malades, c’est trop flou. Certains s’enrichissent sur la santé des autres, c’est écœurant !

Sylvie*, 42 ans, Toulouse (Identitaires)

8. Rejet de la marchandisation de l’engagement

L’engagement citoyen peut-il prendre le relai de l’action étatique ? Chez les Laissés pour compte, cette hypothèse renforce le sentiment d’abandon des pouvoirs publics et de déclin de la société. Les Identitaires rejettent quant à eux une marchandisation du lien social ou des services de proximité. L’exemple des services payants proposés par La Poste pour assurer un temps d’échanges avec des personnes isolées suscite de vives réactions dans ce sens. 

9. La complexité, frein à l’engagement

Les lourdeurs  administratives, perçues comme des entraves à l’engagement individuel, sont un réel frein. Pour les Identitaires, groupe plus âgé que la moyenne des Français, la digitalisation de nombreuses démarches peut alimenter un sentiment d’humiliation. Un choc de simplification de l’engagement semble souhaitable à cet égard.

J’ai voulu mettre en place du compostage dans ma résidence, ça a été la croix et la bannière d’un point de vue administratif ! C’était très compliqué, la mairie ne voulait pas nous livrer le composteur, on nous a mis des bâtons dans les roues, franchement c’était décevant et décourageant.

Sylvie*, 42 ans, Toulouse (Identitaires)

Aujourd’hui il n’y a plus personne en direct, il faut passer par un ordinateur, c’est très compliqué si on n’a pas un minimum de formation sur le net, pourtant je suis éduqué, mais nous on ne l’a pas appris à l’école !

Lucien*, 60 ans, Paris (Identitaire)

10. « Eux contre nous » : face à l’immigration, le sentiment de concurrence

Dans les deux groupes, le rapport à l’engagement est marqué par un paradoxe : l’engagement est presque unanimement perçu comme nécessaire pour lutter contre l’individualisme et les divisions qui traversent la société. Pourtant, en contre-point de cette vision aconflictuelle et universaliste de l’engagement, le rapport à l’immigration des deux groupes interrogés active instantanément une logique du type « eux contre nous » et un sentiment de concurrence des publics.

Les migrants, ils paient 80 euros par mois de loyer grâce à une association, moi je paye 1580...

Lucien*, 60 ans, Paris (Identitaire)

Dépasser les angles morts de l’engagement

De ce travail d’écoute émanent trois recommandations principales :

  • Partir de là où les gens sont : valoriser les engagements invisibles du quotidien et tenir compte de ce dont ont besoin différents publics pour en faire des moteurs de l’engagement.
  • S’attaquer aux irritants de l’engagement, à commencer par la complexité administrative, et numérique, en œuvrant à un choc de simplification de l’engagement.
  • La ligne de crête entre fraternité et intransigeance sur les valeurs. L’engagement concerne une pluralité de Français, d’opinions politiques, de systèmes de valeurs. Et si certains semblent présenter des conflits de valeurs, il s’agit d’abord d’écouter et non de stigmatiser. Que peut-on apprendre de celles et ceux qui sont pleinement engagés envers les autres et la société, mais qui se tournent aujourd’hui vers des partis d’extrême-droite ? L’engagement peut être à géométrie variable lorsque s’active la concurrence des publics. Les acteurs de l’engagement associatif doivent comprendre ce sentiment de concurrence pour chercher à l’atténuer.

                                      

Méthodologie :

La méthodologie de cette étude qualitative a mobilisé la réalisation de deux focus groups de deux heures, les 17 et 18 septembre 2024, avec des représentants de deux familles de valeurs de la typologie de Destin Commun (une famille par groupe) : les Laissés pour compte et les Identitaires.

Chacun des deux groupes de discussion a réuni six personnes, le principe d’homogénéité des profils limitant l’auto-censure et permettant une parole plus libre. Les discussions se sont tenues dans un format de conversation guidée, mais très libre, où chacun a pris la parole spontanément et réagi aux propos des autres.