La Fièvre ou l'illusion de la polarisation

La série La Fièvre, diffusée sur Canal+, pose la question de la polarisation de la société française et des batailles identitaires qui la traversent. Elle aborde des enjeux essentiels, du rôle du politique à celui de la communication, les réseaux sociaux, la violence, mais aussi la place du football. Pour analyser les ressorts politiques de la série et ce qu'elle dit de notre société actuelle, la Fondation Jean Jaurès a réuni plus de 20 contributeurs, toutes et tous reconnus dans leurs domaines respectifs. Laurence de Nervaux, directrice de Destin Commun, y développe notre analyse de la polarisation de la société française, en la relativisant, et propose une synthèse des remèdes à la fièvre que nos travaux mettent en lumière. Retrouvez son texte en intégralité ici. 

Polarisation. Il y a encore deux ou trois ans, lorsque je prononçais ce mot pour parler de mon travail, le regard de mes interlocuteurs restait perplexe. Après deux années marquées par une vie parlementaire particulièrement agitée, ce terme est aujourd’hui passé dans le langage politique et médiatique courant. Il constitue en large partie la toile de fond de la série La Fièvre, mais qu’en est-il de la réalité ?

Polarisation : ce que dit la recherche

La recherche en science politique distingue la polarisation idéologique de la polarisation affective(1). La première correspond à l’étendue du spectre des idées en présence dans le débat politique à une période donnée. Celle-ci tendrait plutôt à se réduire, dans les grandes démocraties occidentales, depuis la fin des années 1980 et la disparition du communisme. La polarisation affective, elle, désigne le degré d’animosité, voire d’hostilité, ressenti par un groupe politique ou social à l’égard du camp adverse. C’est cette seconde forme de polarisation qui a tendance à augmenter, dans plusieurs démocraties occidentales(2). Deux raisons principales à cela : la première, moins connue que la seconde, est la diminution de la proportion des sujets économiques dans le débat public et l’augmentation concomitante de la place des sujets dits sociétaux. Ces derniers faisant appel à nos valeurs personnelles, ils sont plus susceptibles de nous heurter dans nos convictions intimes et donc de déclencher des réactions virulentes. La seconde raison de l’inflation de la polarisation affective est, bien sûr, le renforcement de l’hyper-viralité des réseaux sociaux avec l’évolution de leur modèle algorithmique depuis 2009 et les fameuses « chambres d’écho », dont Marie Kinsky se fait expliquer le fonctionnement avant de s’en saisir pour pousser son agenda (épisode 5).

Une précision est nécessaire au sujet de ces « bulles de filtre » que l’on voit souvent, à tort, comme des espaces homogènes clos sur eux-mêmes. La sociologue américano-turque Zeynep Tüfekçi, spécialiste des technologies de l’information et de la communication, en a sans doute donné l’analyse la plus pertinente, avec une image qui nous ramène à l’univers du football(3). D’après elle, les réseaux sociaux sont semblables à un stade de foot : de chaque côté, les supporters forment un groupe soudé, dont les membres se ressemblent. Mais chaque groupe entend crier, de l’autre côté du stade, les supporters du camp adverse. Et c’est justement cette double circonstance, d’être entourés des siens, mais aussi d’entendre ses adversaires, qui décuple l’ardeur à crier plus fort qu’eux.

La matrice des batailles identitaires contemporaines

La polarisation affective est aussi alimentée par ce que les Anglo-Saxons appellent identity politics : il s’agit de l’exacerbation à des fins politiques des déterminants identitaires de l’opinion. La particularité de La Fièvre, c’est que les acteurs politiques ne sont justement pas des politiques, relégués à l’arrière-plan après la saga Baron noir, mais plutôt des entrepreneurs identitaires indépendants. Si l’on peut débattre du réalisme de cette atrophie du rôle du politique au profit de simples militants et polémistes, Éric Benzekri a en tout cas mis le doigt sur trois dimensions essentielles de la matrice des batailles identitaires contemporaines. 

D’abord, la prime au local. « Make it French », enjoint judicieusement Marie Kinsky aux dirigeants du syndicat américain des armes à feu. On pense, par exemple, à la stratégie de la métonymie développée par l’extrême droite zemmourienne dans son opposition violente à des projets d’accueil de personnes migrantes dans des petites communes rurales : il est bien plus aisé d’émouvoir son public en parlant de l’africanisation d’un village breton qu’en évoquant une théorique et lointaine guerre civilisationnelle(4) . 

Le deuxième symptôme de ces batailles identitaires, c’est l’étouffement du désaccord, que le chercheur en psychologie sociale Jonathan Haidt appelle « the silencing of dissent ». Sur les réseaux sociaux, on craint paradoxalement moins le camp adverse que les puristes de son propre camp, qui exercent une redoutable police de la pensée. C’est ce dont est victime la féministe Charlotte Pajon, qui, tétanisée d’être qualifiée de traître, finit par se rallier à l’idée du port d’armes pour les femmes (épisode 5).

Enfin, la contagion militante. Avec le dévoiement de l’idéologie intersectionnelle, l’injonction morale qui est faite à tout militant d’embrasser l’ensemble des causes qui seraient connexes à la sienne rend exponentiel le potentiel inflammable de chaque cause, lorsqu’elle passe à l’offensive. Le malaise des membres du mouvement indigéniste de Kenza Chelbi, sommés de soutenir le port d’armes par solidarité avec la cause féministe, en est la parfaite illustration. Ce n’est pas là le moindre des dangers de ce que Yascha Mounk appelle le « piège de l’identité »(5).

L’illusion de la polarisation

Le think tank que je dirige, Destin commun, est la branche française d’une organisation internationale, More in Common, créée à la suite de l’assassinat de Jo Cox, jeune parlementaire britannique poignardée en juin 2016 par un nationaliste d’extrême droite. Le leitmotiv du premier discours à la Chambre des communes de Jo Cox était cette formule que Sam Berger reprend pour convaincre François Marens de transformer le Racing en coopérative (épisode 4) : « Ce qui nous unit est plus fort que ce qui nous divise. » Notre mission consiste à lutter contre l’amplification de la polarisation.

Comme Sam, Destin commun cherche à comprendre tous les recoins de notre société, les tendances émergentes, les signaux faibles. Comme elle, nous organisons souvent des « groupes quali », le plus souvent, nous aussi, « en non-mixité », c’est-à-dire en réunissant des personnes de profils semblables, afin de libérer la parole en évitant les effets d’auto-censure. Mais à l’inverse de Sam, je n’adhère pas à la vision de « Winter is coming » (épisode 2). Ce relatif optimisme qui détonne avec l’époque ne procède pas d’un idéalisme naïf, mais de l’observation rigoureuse de l’état de notre pays. 

Société polarisée, deux France face à face, « risque de basculement de la société(6)» : avec ces expressions désormais récurrentes dans le débat public, jouons-nous à nous faire peur ou jouons-nous avec le feu, pour reprendre les termes du débat crispé entre Tristan et Sam dans le premier épisode ? Sans doute un peu des deux. Pour aller dans le sens de Sam, le caractère performatif de la projection dans la guerre civile, s’il n’est pas avéré, ne vaut pas la peine qu’on en prenne le risque. Mais l’analyse scrupuleuse de l’opinion donne surtout raison à Tristan : en France, en 2024, la polarisation correspond assez largement à une illusion, dans laquelle chaînes d’information en continu et réseaux sociaux nous entretiennent, comme Sam, hypnotisée par son mur d’écrans. 

La France n’est pas Twitter. Prenons-en pour preuve deux épisodes parmi les plus clivants de l’actualité récente. Les émeutes consécutives à la mort de Nahel Merzouk en juin 2023, d’abord. Le discours médiatique a instantanément opposé les « anti-flics » aux « anti-banlieues » et mis en scène, dans un schéma binaire, les partisans de la « cagnotte A » en soutien à la famille de la victime et ceux de la « cagnotte B » pour celle du policier. Or notre enquête a montré que ces attitudes ne concernaient qu’une infime proportion des Français, l’immense majorité d’entre eux étant mesurés et conscients de la complexité des enjeux : parmi ceux qui s’inquiétaient de l’hostilité envers les jeunes des quartiers, 80 % étaient aussi inquiets de l’hostilité envers la police, et réciproquement(7). Pas d’hémiplégie non plus sur le conflit israélo-palestinien, ou seulement à la marge : trois mois après le début de la guerre, parmi les 66 % de Français qui se déclaraient inquiets pour la population palestinienne, 79 % exprimaient aussi de l’inquiétude pour la population israélienne(8).

Qu’en est-il de l’opinion sur le port d’armes citoyen ? Nous avons abordé ce sujet dans notre dernière enquête qualitative(9) et le verdict est clair : le légitimisme des Français demeure massif quant au monopole étatique de la violence légitime, et le repoussoir américain joue à plein. « Bienvenue en Amérique ! », ironise l’une. « Ce serait le Far West ! », poursuit un autre. « On irait droit à la guerre ! », s’alarme un troisième.

Mais alors pourquoi est-il nécessaire de lutter contre la polarisation ? Parce que les germes de la division sont bien présents parmi nos concitoyens : 75 % des Français jugent que notre pays est divisé et 56 % considèrent même que nos différences sont trop importantes pour que nous puissions continuer à avancer ensemble(10). Pas de réelle polarisation, donc, mais un net déficit de cohésion.

Le ballon rond, vecteur de cohésion ?

Le football peut-il, comme le suggère la série, raviver cette cohésion ? En partie, c’est certain : notre enquête menée durant la Coupe du monde de décembre 2022(11) avait montré que les grandes compétitions internationales permettent à l’ensemble des Français, toutes origines et classes sociales confondues, d’être tendus vers un même objectif et de « regarder dans la même direction », selon les mots d’une participante. Mais pour que ces parenthèses euphorisantes produisent des effets durables, il s’agirait de développer l’éducation et l’intégration par le sport, de mener un débat ouvert et apaisé sur notre identité nationale et notre rapport à l’intégration, et de nous réapproprier, au-delà des grands-messes sportives, les symboles républicains, auxquels les Français restent attachés. Autant d’enseignements importants à quelques semaines de l’accueil par la France des Jeux olympiques et paralympiques. 

Comprendre les racines des divisions pour trouver des remèdes à la fièvre

Néanmoins le football, passion française s’il en est, ne suffit pas à endiguer le délitement de la cohésion dans notre pays. Ce défi majeur exige d’abord de ne pas appréhender la société française comme un tout uniforme, mais de bien connaître ses différentes composantes.

C’est en 2019 que Destin commun a élaboré la typologie qui est utilisée pour recruter les participants de « l’Autre Assemblée » dans le dernier épisode de La Fièvre. Constatant l’incapacité des indicateurs socio-démographiques traditionnels à rendre compte des nouvelles lignes de fractures, nous avons fait le choix d’élaborer une méthodologie d’analyse inédite, fondée sur la recherche en psychologie sociale qui est, d’après la cynique Marie Kinsky, « la seule discipline utile pour savoir comment gagner une élection ».

La segmentation distingue six familles de valeurs : les Militants désabusés, les Stabilisateurs, les Libéraux optimistes, les Attentistes, les Laissés pour compte et les Identitaires. Ces groupes, présentés à deux voix par les communicantes rivales, ont été identifiés dans le cadre d’une vaste enquête(12) constituée d’une soixantaine de questions mobilisant la théorie des fondements moraux(13), les appartenances de groupes, la disposition pessimiste ou optimiste, la perception de la menace, le rapport à l’autorité et à la responsabilité individuelle, la sensibilité au changement culturel et le degré d’engagement citoyen. Si chacun de ces segments présente une grande homogénéité, ce ne sont pas pour autant des groupes sanguins, la réalité des personnes humaines étant infiniment plus complexe que n’importe quelle typologie. Mais notre expérience montre, enquête après enquête, qu’ils sont plus prédictifs des opinions et des comportements que l’âge, le sexe et le niveau de revenus ou de diplôme.

Cette méthode d’analyse permet de développer des remèdes à la fièvre, en tenant compte des symptômes qui y sont le plus fréquemment associés. Parmi les axes de travail de Destin commun, en collaboration avec de très nombreux acteurs de la société civile, on peut citer les priorités suivantes :

  • Cultiver l’agentivité – rendre les personnes actrices de leur vie – pour lutter contre le très répandu sentiment d’impuissance et d’invisibilité, qui alimente la défiance. Les Laissés pour compte sont le groupe prioritaire à cet égard ;
  • Lutter contre l’isolement relationnel, qui s'étend dans notre pays et contribue à la peur de l’Autre. Il ne peut y avoir d’empathie, et donc de cohésion, sans connexions humaines ;
  • Tenir compte des peurs, y compris celles des Identitaires, plutôt que de les nier ou de les dénoncer : la recherche a montré que l’auto-censure sur des questions morales faisait augmenter la défiance ;
  • Redonner confiance au milieu ambivalent (quatre des six groupes de notre typologie), paralysé par la puissance vocale de la France polémique. Lui rappeler qu’il est majoritaire, et qu’il n’est pas souhaitable qu’il s’auto-censure, comme les Stabilisateurs peuvent en être tentés ;
  • Dénoncer les experts de l’identity politics et les entrepreneurs du chaos en révélant leurs méthodes, pour renforcer la résilience de la société ;
  • Ménager une place pour l’espoir et pour les solutions dans le traitement de l’information, dont le caractère principalement anxiogène façonne une société de la peur.

La vision dystopique de La Fièvre est assez éloignée de la réalité de notre pays. Plus que la polarisation, le principal défi auquel nous faisons face en France est la défiance, qui est l’antichambre de la peur et donc de la haine. C’est ce mal profond que nous nous efforçons de combattre, pour retrouver le chemin de notre destin commun.

Pour aller plus loin

(1) Arndt Leininger et Felix Grünewald, « Ideological and Affective Polarization in Multiparty Systems », SocArXiv, 11 août 2023. 

(2) Diego Garzia, Frederico Ferreira da Silva et Simon Maye, « Affective Polarization in Comparative and Longitudinal Perspective », Public Opinion Quarterly, vol. 87, n°1, 2023, pp. 219-231.

(3) Zeynep Tüfekçi, « How social media took us from Tahrir Square to Donald Trump », MIT Technology Review, 14 août 2018.

(4) Voir à ce propos : De Callac à Crépol : les campagnes au cœur des la batailles identitaires, Destin commun, avril 2024.

(5) Yascha Mounk, Le piège de l’identité. Comment une idée progressiste est devenue une idéologie délétère, Paris, L’Observatoire, 2023.

(6) Expression employée par Olivier Véran, alors porte-parole du gouvernement, après le meurtre du jeune Thomas à Crépol en novembre 2023.

(7) Police, quartiers, identité française : après les émeutes, les Français inquiets mais modérés, Destin commun, juillet 2023. Disponible ici.

(8) Guerre Israël-Hamas : l’opinion des Français après trois mois de conflit, Destin commun, 15 janvier 2024. Disponible ici.

(9) De Callac à Crépol : les campagnes au cœur des batailles identitaires, Destin commun, Destin Commun, avril 2024. Disponible ici.

(10) Données Destin commun, enquêtes sur échantillons représentatifs de la population française, juillet 2022 et février 2024.

(11) Foot, une passion française : le ballon rond est-il vecteur de cohésion ?, Destin commun, 19 décembre 2022. Disponible ici.

(12) La France en quête, Destin commun, janvier 2020. Disponible ici.

(13) Voir notamment Jonathan Haidt, The Righteous Mind, New York, Random House, 2012.